Norbourg: la GRC et l'AMF jouent du coude
Denis Arcand
09 mars 2006 - 06h44
La Gendarmerie royale du Canada et l'Autorité des marchés financiers du Québec (AMF) sont en profond désaccord sur la façon de coordonner les accusations que chacune veut déposer contre la direction du Groupe Norbourg, a appris La Presse.
Les accusations criminelles les plus sévères envisagées par la Police fédérale des marchés financiers (qui relève de la GRC) contre la direction du Groupe Norbourg pourraient être compromises par le dépôt imminent des accusations pénales de l'AMF, craint-on à la direction montréalaise de cette unité d'enquête.
« C'est une préoccupation », a confirmé mercredi à La Presse le policier Sylvain L'Heureux, porte-parole de la GRC. M. L'Heureux a déclaré avoir validé cette information avec l'inspecteur-chef Gaétan Courchesne, directeur du bureau montréalais de la Police fédérale des marchés financiers.
Plusieurs sources ont indiqué à La Presse que les relations sont tendues entre les deux organismes. Une réunion entre de hauts responsables de la GRC et de l'AMF est prévue ce matin (jeudi).
Les deux organismes se parlent et la relation est fonctionnelle, mais « ce n'est pas facile », a dit hier M. L'Heureux.
La firme de fonds communs Norbourg fait l'objet d'enquêtes distinctes par les deux organismes. Après une série de perquisitions, le 24 août dernier, le président Vincent Lacroix et plusieurs autres personnes liées à Norbourg ont été interrogés par la police et l'AMF. Un trou de 130 millions (2/3 de l'actif déclaré) a été comptabilisé et l'AMF a allégué qu'un détournement de fonds a eu lieu, au détriment de 9200 investisseurs.
Divergence
La Police fédérale des marchés financiers fait des enquêtes en vertu du Code criminel, et a le double fardeau de prouver l'acte criminel et l'intention coupable, a noté hier M. L'Heureux. Il a noté que c'est un procureur de la Couronne, pas la police, qui décide si des accusations criminelles seront portées.
L'AMF, elle, prépare des accusations au niveau pénal en fonction de la Loi sur les valeurs mobilières du Québec, et n'a pas besoin de prouver l'intention coupable. Et ce sont ses procureurs qui décident de la nature des accusations. Or, le droit canadien interdit de déposer deux accusations pour le même acte.
Les sanctions du Code criminel sont plus lourdes que les sanctions pénales: la peine criminelle maximale pour les fraudes graves est de 14 ans, tandis que la peine pénale maximale prévue par la loi provinciale est de cinq ans moins un jour. Mais les peines pénales provinciales peuvent être cumulées et il n'est pas clair que des condamnations au criminel entraîneraient des peines de prison plus longues qu'au pénal, a dit une source.
Selon le porte-parole de l'AMF, Christian Barrette, les préoccupations de la GRC sont prématurées. « On présume des accusations que nous allons porter. Or, ce n'est pas encore décidé », a-t-il noté.
« Ce qui va déterminer les décisions de l'AMF, c'est l'objectif de protéger les investisseurs et d'assurer le meilleur remboursement possible des investisseurs », a-t-il ajouté, rappelant les déclarations passées du président de l'AMF, Jean Saint-Gelais.
À Québec, une source proche de l'enquête de l'AMF a indiqué que les discussions avec la GRC à ce sujet sont difficiles, que la situation est sérieuse et que l'AMF pourrait avoir à prendre sa décision sans l'aval de la GRC.
Une partie de la difficulté vient de ce que l'AMF a pu monter son dossier plus rapidement, ayant un fardeau de la preuve moins lourd à établir que celui des enquêteurs de la GRC.
La GRC ne blâme pas l'AMF d'agir et ne nie pas son droit d'appliquer la loi provinciale, a souligné l'agent L'Heureux. « Les mandats des organismes ne sont pas les mêmes, parce qu'on n'a pas les mêmes fardeaux. Les exigences d'une accusation au criminel impliquent un certain niveau de preuve et un dossier complet. Et ça, ça prend du temps. Et la GRC ne se fixe pas d'échéance fixe pour déposer d'éventuelles accusations. »
Bonne volonté
L'Autorité a annoncé depuis plusieurs semaines sa volonté de déposer des accusations au printemps, peut-être dès la fin mars, si les choses vont bien.
Dans un monde idéal, la GRC aurait préféré que les deux organismes déposent ensemble leurs accusations respectives, a dit M. L'Heureux. « Mais on reconnaît que l'AMF a la responsabilité de protéger les investisseurs et qu'à cette fin, elle est tenue par sa loi de révéler certains éléments d'enquête. »
Dans l'affaire Norbourg, ce mandat différent, de même que l'implication musclée de l'AMF- du jamais vu au Québec- ont causé une situation inédite et qui met les policiers fédéraux mal à l'aise. « Le rôle principal de l'AMF fait qu'elle est tenue de divulguer beaucoup de choses pour protéger les investisseurs. Ça nous met devant un fait accompli. Normalement, on n'aurait fait aucune déclaration sur une enquête après la perquisition. »
Malgré tout, le bureau montréalais de la Police fédérale des marchés financiers a toujours comme dossier principal Norbourg, a dit M. L'Heureux. Il ajoute que les tractations actuelles avec l'AMF n'ont pas d'impact sur l'énergie et les ressources investies dans l'enquête policière. Et ce, même si les policiers doivent éventuellement modifier des accusations au criminel qui pourraient être recommandées.